Démocratie d’entreprise : éléments de réflexion

démocratie d'entreprise

Cette note tend à affirmer que la démocratie en entreprise est un facteur de progrès social, d’efficacité économique, et une exigence démocratique. Ce qui ne dispense pas de la nécessité de travailler le concept. Par Hadrien Toucel.

« Aussi longtemps qu’une entreprise autoritaire réalise des bénéfices normaux ou raisonnables, ceux qui en ont les rênes préféreront maintenir l’ordre établi plutôt que de mettre en place une organisation plus efficace mais démocratique. L’objectif de préserver les différences existantes de pouvoir, de statut et de revenus est de loin plus important que l’efficacité globale de l’entreprise » (Karlsson).

Introduction

  • Le terme de « démocratie d’entreprise » est identique à « autogestion », « contrôle ouvrier »… mais charrie moins de pré-notions éventuellement négative. En outre, il est plus clair pour des personnes sans bagage politique.
  • Il s’agit de s’affranchir A) du « management participatif » (conduire le salarié à mieux travailler pour l’entreprise), B) de la « concertation » (les CE français, qui peuvent orienter les décisions entrepreneuriales mais n’ont de pouvoir positif d’aucune sorte) ou C) des failles des coopératives de production (aspect plébiscitaire de l’élection interne, opacité, caractère contraignant et in fine résiduel dans un océan capitaliste…).

I°) Arguments théoriques

A. Emanciper sur le lieu de travail ?

Même en en réduisant la durée, le lieu de travail demeurera le lieu central de l’existence :

o On y accomplit le travail socialement utile (dixit le désespoir du chômeur, le malaise de certains retraités).

o On se soumet au principe de réalité (déchirement entre l’absence de temps libre et la gratification d’une appropriation et réalisation de soi – cf. l’« implication paradoxale », même du salarié le plus aliéné, dans son travail).

o On y développe des coopérations fortes (division du travail oblige) qui inscrivent dans un collectif.

o Relations interpersonnelles, à la fois collectives (groupes, cliques) et interindividuelles.

o Les décisions qui y sont prises déterminent la répartition, l’accumulation et la reproduction du capital économique des individus, au fondement des possibilités d’existence sociale.

o Le principe jurisprudentiel de responsabilité (assigner la responsabilité légale avec la responsabilité de facto) induit que les personnes travaillant dans une entreprise doivent légalement s’approprier le produit de cette dernière, appropriation violée par le contrat salarial (Ellerman) :

o La théorie des Lumières des droits inaliénables stipule que personne ne peut volontairement transférer la responsabilité de facto de ses actions à une autre personne. On ne peut que coopérer avec l’autre, et ainsi disposer d’une responsabilité partagée.

o Tout comme les autorités légales reconstituent un employeur et un employé criminels comme partenariat à responsabilité partagée, la justice impose de reconstruire l’entreprise comme un partenariat de ceux qui y travaillent.

B. S’affranchir du darwinisme économique

o Contre-argument de l’efficacité naturelle : vulgate libérale courante selon laquelle les entreprises autogérées sont peu performantes, « car ou bien elles surclasseraient les entreprises capitalistes en marché libre, ou bien sont déficientes ». Faux, malgré leurs performances supérieures, elles sont en butte aux désavantages suivants :

o Sélection adverse (Horvat) : discrimination en termes de crédits commerciaux et bancaires, de fourniture.

o Contrainte d’environnement macro (Levine, Tyson) : haut niveau de chômage, variabilités de la demande, mécanismes de surinvestissement, inégalités favorisent les entreprises capitalistes, mais seraient réduits par des entreprises démocratiques.

o Contrainte de débauchage (Horvat): réduction de l’éventail des salaires permet à des entreprises capitalistes de soudoyer les cadres compétents.

o Contrainte d’inégalités de moyens: la création, l’investissement et le financement d’une entreprise démocratiques ne sont généralement pas dans les moyens de ce que des salariés aux revenus limités pourraient envisager ou soutenir financièrement. Les intérêts de la majorité ne peuvent s’exprimer en termes de création entrepreneuriale.

o Contrainte des capacités démocratiques (Bowles, Gintis) : l’apprentissage nécessaire des modalités de délibérations collectives et de prises de décision est individuellement coûteux, et uniquement accessible à un collectif (réseau, argent, temps, partage de connaissances, économie d’échelle de moyens…). En outre, l’éducation, l’enseignement et la formation inculquent les capacités adaptées à des contextes hiérarchiques et autoritaires.

o Une coopérative de production qui doit embaucher tend à établir une distinction et une ségrégation entre nouveaux venus non-propriétaires et anciens salariés (d’où la nécessité de passer de simples coopératives à la propriété sociale) (Horvat).

C. Philosophie sociale : justice et démocratie

  • Argument de l’incertitude : vulgate de l’employeur qui prendrait des risques élevés. En réalité, le travailleur prend plus de risques avec son emploi unique, par rapport au patron qui peut diversifier les risques avec des portefeuilles variés de titres ou diverses entreprises aux synergies éventuelles (Meidner).
  • Argument du rempart contre la tyrannie :

o lorsqu’une décision d’importance (de vie et de mort, ce à quoi correspond une entreprise) touche des personnes non-impliquées dans le processus de décision, le décideur devrait être responsable devant les personnes impliquées.

o L’entreprise correspond à cette logique (Dahl), et le gouvernement d’entreprise est plus proche d’un gouvernement étatique ou d’une municipalité que l’on ne l’entend habituellement :

– la solution exit est très coûteuse, à tous les sens du terme,

– la salarisation dans une entreprise n’est pas significativement plus choisie ou moins obligatoire que la citoyenneté, sauf état de plein- emploi permanent.

  • Argument de l’éducation civique : Le gouvernement démocratique d’entreprise est une école pour former des citoyens démocratiques aptes à s’auto-gouverner (Stuart Mill). Les modes de production produisent des dispositions pratiques chez les acteurs, aussi peut-on songer que la transformation des règles du champ entrepreneurial induira par homologie des comportements démocratisés dans les autres champs (Pateman).

D. Enjeux de bien-être

  • Perspective historique et défensive : minimiser les problèmes au travail.
  • Violences au travail (Bowles, Gintis) : une entreprise démocratique limite les violences physiques ou psychiques (harcèlement sexuel, mise en danger, agressions…) pour deux raisons : (1) détenteurs d’une meilleure information que le management, les salariés peuvent mieux intervenir, et savent très vite qu’ils courent un risque, (2) intéressés résiduellement aux revenus de l’entreprise, ils ont à perdre lorsque des salariés sont traités d’une façon qui les rend moins productifs
  • Contrôles horaires (Lyness, Gornick, Stone, Grotto) : la capacité à contrôler les horaires de travail et les plannings sont associés empiriquement dans 21 pays industriels à la satisfaction au travail, à l’engagement organisationnel, au moindre stress familial, et à de meilleures conditions de vie notamment pour les femmes (stress, fatigue, charge mentale…).
  • Baisse des externalités négatives (Roemer) : la propriété de la firme n’est plus concentrée dans les mains d’un petit nombre de personnes qui déterminent le niveau d’externalités négatives (pollution…) produit, lesquelles concourent positivement au profit de la firme par un large effet sur les revenus générés. Inversement, des droits de propriété plus dispersés atténuent la baisse des externalités négatives sur chaque propriétaire (surtout, dans le projet PG, si les salariés ne touchent pas de dividendes directes).
  • Ecrasement des écarts salariaux : toute sur-rémunération d’un employé consiste en une charge (un coût) pour les autres. On peut anticiper un écrasement de l’éventail des salaires.
  • Sentiment de justice (Frohlich, Oppenheimer) : (1) la distribution plus égalitaire de la plus-value accroît la perception de juste redistribution (liée à l’écrasement des écarts salariaux), renforcée (2) par l’influence des salariés sur la structure des revenus dans une entreprise démocratique, qui la légitime plus fortement.

E. Enjeux économiques

  • Perspective offensive : produire mieux et plus efficacement par la démocratie
  • Argument informationnel (Bowles, Gintis) : une entreprise démocratique produit de meilleures décisions en exploitant des structures informationnelles supérieures émanant de l’implication des acteurs directement impliqués, qui ont un accès direct au travail des collègues, un intérêt réciproque incitatif au travail d’autrui et une supervision du travail d’autrui non-intrusive ni coercitive, reposant sur des blâmes symboliques
  • Argument productif (Frohlich, Godard, Oppenheimer, Stark ; Pierce et al. ; Godard) : hausse de la productivité dans les entreprises contrôlées par les salariés, (1) par fidélité et dévouement au collectif démocratique, (2) incitations collectives à mieux travailler, (3) implication supérieure dans le travail (puisque le salarié joue un rôle dans la co- détermination de son produit de travail et s’identifie au collectif), (4) alignement entre les intérêts de l’entreprise et les salaires (ces derniers pouvant augmenter avec les bonnes conditions de l’entreprise), (5) moindres contestations de la légitimité de la hiérarchie.
  • Une minimisation du ratio inputs/outputs (Dahl) dans l’entreprise contrôlée par ses salariés, plus efficaces dans l’adaptation et la réinterprétation locale des modes de production (pas d’ordres verticaux absurdes ou inconscients des possibilités productives).
  • Economies de supervision (Horvat): (1) le travail-marchandise requiert de la supervision. Il faut toute une hiérarchie, et des coûts matériels et humains que l’on peut considérer comme du gaspillage ; (2) les ententes illicites, trusts, accords, crimes économiques sont souvent non-repérés, car organisés par des cliques d’individus dans l’opacité, hors-contrôle (ou simple consultation) démocratique.
  • R&D régulière (Horvat) : la recherche d’innovations quotidiennes est, à motivation égale, plus élevée, puisque les principaux intéressés désirent y contribuer au maximum.
  • Adaptabilité industrielle (Collins) : les salariés dépensent moins de temps à résister aux changements, en ce qu’ils ne sont plus imposés verticalement et requièrent un consensus relatif. Cela ouvre également la voie à une implication active des salariés dans l’adaptation et la menée des changements productifs.
  • Coûts de mouvements sociaux (Frick, Kluge, Streek) : les grèves et lock-outs ont moins lieu d’être, leurs impacts négatifs disparaissent.

F. Conditions de réussite

Gradualisme :

o Un changement par acquisitions d’actions sur le long terme, qui ne deviendra substantiel qu’à l’arrivée à la retraite des employeurs, génèrera moins de conflit qu’une révolution soudaine (ils peuvent espérer un changement gouvernemental entre-temps).

o Cela laisse le temps aux salariés d’apprendre à diriger.

La démocratie d’entreprise est une condition sine qua non de toute transition socialiste:

o Pour bloquer les mécanismes marchands qui condamnent les expériences socialistes (pour résumer trop rapidement : hausse de salaires massives > inflation > déficit de la balance des paiements > désorganisation économique > incertitudes massives et anticipations négatives > chômage > emprunts à l’étranger sous conditions anti-populaires (fin de la transition) ou création monétaire > forte inflation > baisse des salaires réels des classes moyennes > lâchage du gouvernement populaire), il est essentiel de donner du pouvoir aux salariés pour éviter d’enclencher cette réaction en chaîne des mécanismes marchands, en ce qu’ils doivent contrôler les prix, redistribuer intra- entreprise, mener des politiques industrielles d’intérêt général, bref, prendre le pouvoir dans l’entreprise, sans quoi la transition échouera.

Effets pervers : réfléchir aux échecs systémiques des tentatives démocratiques avancées.

a) Défauts du système délégataire (Andreani) :

  1. Election à plusieurs degrés. Les vœux de la base peuvent se trouver complètement déviés ou dénaturés quand ils arrivent au sommet.
  2. Confiscation du pouvoir par les instances exécutives, « expertes » et permanentes (accumulation de pouvoir bureaucratique). Cf. Yougoslavie : le Conseil ouvrier était dominé par le management qui imposait ses décisions… et accusait le CO en cas de gestion déficiente.
  3. Pouvoir contrôlé par les meilleurs parleurs : certes, sélection par les compétences possible, mais risque : les travailleurs (a) s’en remettent à eux, (b) soupçonnent des abus de pouvoir, soit une baisse de la participation et de ses bénéfices.
  4. Réponse : élection directe (hors système pyramidal de la délégation ou du conseillisme) pour le CA, mais (1) sur base programmatique électorale (meilleure information, compétition etc., cf. Whittman), (2) processus référendaires nécessaires, pour décisions non- confidentielles engageant fortement l’avenir de l’entreprise, (3) conseils inférieurs élus directement aussi, limités à certaines questions, devant recevoir des réponses motivées de l’instance supérieure. Les 3 garantissent réflexion et discussion.

b) Problèmes des relations interpersonnelles (Andreani) :

  1. La démocratie, par définition, entraîne une multiplication des sujets potentiels de conflits, en augmentant les sujets potentiels de délibération : risque de s’en remettre à des médiateurs ad hoc.
  2. Difficulté du face à face, de l’opposition dans un cadre démocratique pour des personnes à forts liens affectifs, d’amitié…
  3. Pression normative du groupe sur l’individu (moins fort que dans l’entreprise autoritaire) : risque de coalitions fusionnelles contre des minoritaires, de contrôle coercitif de la présence aux réunions, etc.
  4. Réponse: (1) règles détaillées et régulièrement refondues de prévention des conflits, (2) formation (syndicale ? par l’école de démocratie entrepreneuriale abondée par une partie des intérêts d’actions, évoquée infra ?), (3) intervenant extérieurs professionnels sur l’autogestion, (4) rôle des syndicats (donc financement public partiel à conserver) pour la défense des individus en position de faiblesse.

c) Problèmes d’échelle (Andreani) :

1. En petit groupe (20-30), la démocratie directe est la solution la meilleure (coût faible des réunions, évite la démobilisation, empêche la constitution de majorité/minorité). Au-delà, inévitable système électif, surtout dans un « groupe » à filiales, éventuellement à l’étranger : la démocratie ne peut renoncer aux synergies et économies d’échelle constitutives de grandes entreprises, lesquelles en revanche sont difficilement démocratisables à première vue.

2. Réponse : réunir en holding les actions des filiales, afin de peser au Conseil central.

d) Macroéconomie de l’autogestion yougoslave (Pejovich) :

  1. (1) Négligence des réinvestissements en faveur de consommation immédiate via le Fonds salarial, (2) endettement plutôt qu’autofinancement, (3) tentation de sous-embaucher pour partager les intérêts du Fonds salarial entre moins d’acteurs. D’où le problème : « inflation, chômage, crise de liquidité, faible niveau d’auto-financement, dépendance complète des banques ».
  2. On pourrait répondre à cela (1) pénalités d’inflation, (2) incitations aux investissements (sièges attribués aux banques dans les CA ?), (2) nécessite des taux d’intérêt variables (crédit socialisé) selon les activités et des banques démocratiques, (3) non-versement de dividendes dans le projet du PG, et l’abondement des activités socio-culturelles par un prorata de la masse salariale comme aujourd’hui semble constituer une réponse. Mais alors l’intéressement direct en termes de revenus disparaît.
  3. Ces effets pervers sont-ils peut-être liés au contexte yougoslave (sous-diplôme, absence de tradition démocratique, parti unique et bureaucratie syndicale…) ?
  4. Des résultats décevants. On peut identifier trois types principaux de difficulté : les défauts du système délégatif, l’intrusion en force des relations interpersonnelles, l’échelle de l’organisation. J’ai déjà critiqué la démocratie « délégative », et j’irai à l’essentiel.

II°) Modalités pratiques / les fonds salariaux

Une voie démocratique et graduelle au socialisme est possible, avec les Fonds salariaux pour « conférer la propriété d’une part croissante du capital aux salariés en tant que société des travailleurs, c’est-à-dire collectif de travail. Grâce à cette réforme de socialisation progressive, la part du bénéfice incorporée dans les fonds propres de l’entreprise chaque année sera partagée entre les actionnaires et la société des travailleurs, au prorata de la contribution du travail aux richesses produites, mesurée en proportion du travail et du capital consommés. Ce capital détenu collectivement par les salariés ne donnera pas droit à versement de dividendes » (présentation sur le site de la Commission Economie).

  1. A. Exemples historiques et autres formes possibles,subsumées par le concept PG de répartition au prorata des amortissements et des frais de personnel, qui dépassent les faiblesses des projets suivants.

 

1) Socialisation par les profits (proche du concept PG)

o Exemple : Pérou, 1970 : un décret rend obligatoire le transfert de 15% des bénéfices dans les sociétés industrielles vers un «fonds indivisible des travailleurs » + projet syndical suédois (projet Meidner) adopté au Congrès des syndicats en 1976, avec taxe de 20% sur les profits, orientée vers un fonds central, et des fonds d’entreprise à affectation libre, en 25 ans la majorité devait être acquise par les travailleurs.

o Principe: Avec la hausse du pourcentage de parts, la participation aux bénéfices augmente aussi. «Le marché capitaliste devient le moyen d’expropriation du capital » (Horvat).

 Formule : si la contribution est de 20% des profits avant impôts, les dividendes et impôts prennent 40%, et la rentabilité brute s’élève à 5, 10 et 20%, il faudra respectivement 75, 25 et 25 ans avant acquisition de la moitié du capital. Notons toutefois qu’un petit pourcentage d’actions suffit parfois pour exercer le contrôle, selon la dispersion des autres. Toutes choses égales par ailleurs, avec les mêmes données, si le pourcentage- plancher de contrôle atteint les 20, il sera obtenu en 23, 12 ou 6 ans.

L’émission de nouvelles actions peut ralentir le processus. Face à ça, une parade : employer les dividendes du Fonds salarié pour acquérir de nouvelles actions également.

o Arguments et enjeux :

 Moins conflictuel : l’employeur y gagne, car les salariés sont intéressés au profit.

 L’efficacité économique de l’entreprise n’est pas minorée, au contraire.

 Neutre par rapport aux coûts, salaires et prix, puisque le profit est un reliquat.

o Difficultés :

  • Sabotage par les employeurs possible (au Pérou, présentation de faibles profits, de pertes, ou augmentation de salaires pour réduire les profits).
  • Association des entreprises industrielles péruviennes à des sociétés de service ou commerciales sur les comptes desquelles étaient virés les profits.
  • Problème des multinationales et des virements internes.

2) Socialisation par les salaires

o Exemple : Danemark, projet de 1978 rejeté au Parlement : il imposait aux employeurs d’abonder un «Fonds d’investissement et de participation du personnel », graduellement, de 0,5% au départ à 5% de la masse salariale. Jusqu’aux deux-tiers du montant du Fonds pouvaient devoir être réinvestis dans l’entreprise, sur décision patronale. D’après les estimations, il aurait possédé 14% du stock d’actions en 10 ans, et 26% en vingt ans.

o Principe : une partie des augmentations de salaire est convertie en capital (actions). L’accroissement des profits (une partie sous forme de capital salarié) est négocié en échange d’une participation et d’une prise de contrôle salariée.

o Arguments :

 Employeur et employé disposent chacun d’un facteur de production, aussi les profits devraient-ils être répartis en proportion des contributions au procès de production (Cars).

 Facilité à administrer.

 Difficile pour les employeurs d’échapper à l’obligation.

o Difficultés :

 Les entreprises à fort facteur travail seront socialisées avant celles à fort

facteur capital : hors, les premières sont souvent moins rentables et moins avancées techniquement, d’où le risque d’une association entre démocratie d’entreprise et moindre efficacité.

 Peut servir de prétexte à des poussées inflationnistes. 3) Socialisation par fonds de pension

o Exemple : Suède : les fonds des Caisses de retraite publiques (Allmäna Pension Fonderna) disposent d’actifs supérieurs à la valeur de toutes les actions en circulation dans le pays. Dans les années 70-80, un pourcentage (marginal) de ces fonds pouvait être, sur décision parlementaire, investi en capital à risque et en rachat d’actions.

o Principe : Fonds accumulés via des cotisations sur les salaires, investies dans des actions nominatives à droit de vote, avec l’objectif d’un contrôle des travailleurs sur l’ensemble de l’économie, en commençant par les secteur les plus stratégiques. Les salariés participent au choix des placements des fonds à très large assise auxquels ils cotisent.

 Pas viable pour une socialisation à l’échelle nationale, seulement en complément. En outre, fragilisation des régimes de retraite, si investissements mal ciblés ?

B. Quelle démocratie procédurale ?

1. Expériences yougoslaves et israéliennes (Jenkins)

Dans la hiérarchie de l’entreprise yougoslave durant le socialisme, l’Assemblée générale était l’organe suprême. Elle élisait un conseil de travailleurs en charge des opérations courantes, aux membres renouvelés et électeurs du conseil d’administration. C’est ce dernier qui assurait la gestion courante, désignait le directeur administratif et ses dirigeants auxiliaires (souvent des experts extérieurs à l’entreprise). Tous les postes étaient régulièrement renouvelés. Parallèlement, des groupes spécialisés de salariés supervisaient certains détails dans la production.

En Israël, chaque kibboutz disposait d’une organisation interne spécifique. Toutefois, dans tous les cas, des assemblées générales hebdomadaires supervisent les orientations économiques et l’organisation du travail. Elles élisent un secrétariat en charge de la gestion quotidienne et des programmes de travail. La rémunération se fait en nature, les emplois sont en rotation.

2. Instances de gouvernement salarié / Propositions de B. Horvat + S. Bowles & H. Gintis

  • Créer un unique « Fonds de propriété sociale » national : institution comptable où sont déposées les parts acquises par les travailleurs (dont le produit est conservé à moitié par les Fonds salariés, et les droits de vote intégralement). Stratégique, elle permet (1) une vision d’ensemble, un pilotage, (2) l’éducation populaire à la gestion, comptabilité et management, rapidement nécessaires (via des écoles de formation spécifique ?).
  • Créer des « Fonds salariés » : gérés par des conseils élus (avec représentants gouvernementaux et collectivités territoriales ?), ils disposent des dividendes et droits de votes. Ils sont subdivisés en 4 instances :

1. Fonds salariés « territorial » central, qui aplanit les différences régionales, peut effectuer de gros investissements, finance la recherche, l’enseignement (chaires, cours avancés, interventions scolaires), gère un bureau de conseil en gestion, et la diffusion de données sur l’autogestion.

2. Fonds salariés « territoriaux » régionaux : après une certaine période et le passage de nombreuses entreprises en contrôle salarié, le Fonds salarié central peut se décomposer en différents Fonds régionaux.

3. Fonds salariés d’entreprise au niveau local, qui siègent en Conseil d’administration, transfèrent la moitié des dividendes aux Fonds sectoriels et au Fonds de propriété sociale, décident souverainement de l’utilisation des autres dividendes (achat d’actions supplémentaires, aider un autre Fonds, financer des activités ou institutions éducatives, culturelles, des loisirs, attribuer des primes générales…).

4. Fonds salariés de branche au niveau sectoriel, qui conseillent les Fonds d’entreprise, afin d’éviter la manipulation par les cadres dirigeants encore en place ; utilisent les dividendes pour racheter des actions, des entreprises en faillite à mettre en autogestion, ou mettre sur place des entreprises autogérées. Après le succès de la transition et l’expérience de la planification sectorielle, ils pourront se transformer en banques sectorielles.

 Garantir les droits :

o Pour éviter les passagers clandestins, la concurrence entre firmes autogérées

sur la base d’un accès préférentiel à certaines ressources pour celles qui ne joueraient pas le jeu, et protéger plus globalement les salariés contre des comportements asociaux ou tyranniques de la hiérarchie, même démocratique, une Constitution définissant les règles procédurales fondamentales de la démocratie salariée. Bowles et Gintis proposent a minima celles-ci :

1. Garantie d’élections libres et équitables au sein des travailleurs, protection des droits de la minorité, liberté de parole, d’information et d’activité politique , élections directes et processus référendaires (Andreani), limitation des mandats à 2 consécutifs (Yougoslavie socialiste).

2. Egalités des droits pour les nouveaux salariés après une période raisonnable d’admission dans l’entreprise (nécessaire pour effectuer des choix éclairés).

3. Obligation de suivre une procédure standardisée d’embauche, licenciement, et promotion.

2. Questions de transition

 Sabotage : il va de soi que le patronat luttera contre ce projet. Deux logiques peuvent être avancées pour l’effrayer encore plus : l’intervention de l’Etat directe pour expropriations (et, plus graduellement, comme instrument de pression, du crédit à taux préférentiel) ; l’agitation salariée.

 Imposition : faut-il exonérer d’impôts les Fonds concernés, en ce qu’ils représentent de la propriété sociale? S’ils restent comme capital propre dans l’entreprise, l’exonération d’impôt revient à une rentabilité supérieure et une hausse des Fonds destinés à investissement.

 Valeur actionnariale: si le management capitaliste (non-propriétaire) devrait constituer un allié (sauf dans ses formes pathologiques d’exercice personnel de pouvoir), notons que toute réduction de la valeur du capital accélère la croissance relative du Fonds.

 Sociétés sans action: remplacer les actions par des certificats de propriété annuellement émis, exprimés en montant relatif de profits bruts.

 Concurrence marchande : importance cruciale pour favoriser les pleins effets de la démocratie d’entreprise d’atténuer les forces du marché, qui contraignent fortement les entreprises à adopter une même politique unique, via une définanciarisation, limite aux privées, instauration de nouveaux modes et indicateurs de gestion en entreprise…

Hadrien Toucel, doctorant en sociologie, est membre de la Commission économie du PG.


 

Références

  1. Tony Andreani, Le socialisme est (a)venir, Syllepse, 2004.
  2. Samuel Bowles, Herbert Gintis, «A Political and Economic Case for the Democratic Enterprise », Economics and Philosophy, 9, 1993, p.75-100.
  3. H. Ch. Cars, « Meidners modell-kritik och alternativ », Frihetlig Socialistik Tidskrift, 6/1975, p. 15-21.
  4. Denis Collins, «A Socio-Political Theory of Workplace Democracy: Class Conflict, Constituent Reactions and Organizational Outcomes at a Gainsharing Facility », Organization Science, vol. 6, n°6, 1995, p. 628-644.
  5. Robert Dahl, Preface to the Theory of Economic Democracy. Berkeley, CA: University of California Press, 1985.
  6. Robert Dahl, “A Right to Workplace Democracy? Response to Robert Mayer”, The Review of Politics, Vol. 63, No. 2 (Spring, 2001), p. 249-253.
  7. David Ellerman, “The Democratic Firm: an Argument Based on Ordinary Jurisprudence” Journal of Business Ethics, Vol. 21, No. 2/3, The Ethics of Participation (Sep., 1999), p.111- 124.
  8. Bernd Frick, Norbert Kluge, Wolfgang Streeck, Die wirtschaftlichen Folgen der Mitbestimmung, Frankfurt aM, Campus, 1999.
  9. N. Frohlich and J.A. Oppenheimer, Choosing Justice: An Experimental Approach to Ethical Theory, California University Press, 1992.
  10. Norman Frohlich, John Godard, Joe A. Oppenheimer, Frederick Starke, « Employee versus Conventionally-Owned and Controlled Firms: An Experimental Analysis », Managerial and Decision Economics, Vol. 19, No. 4/5, Laboratory Methods in Economics, 1998, p. 311-326
  11. J. Godard, “The political economy of control: An organizational theory of structural inequality”, Work and Occupations, 20, 1993, 337-367.
  12. Branko Horvat, « Plan de socialisation progressive du capital », in Serge-Christophe Kolm, Solutions socialistes, Ramsay, 1978, p.159-195.
  13. Branko Horvat, « Autogestion : efficacité et théorie néoclassique », (traduit de l’anglais par J. Lautman), Revue économique, vol.30, n°2, 1979. p. 361-369.
  14. Eric Karlsson, « Experiences in Employee Participation in Sweden : 1969-1974 », Economic Analysis and Workers’ Management, 1975.
  15. David Levine, Laura d’Andrea Tyson, “Participation, Productivity, and the Firm’s Environment”, Paying for Productivity, Washington, DC: Brookings, 1990.
  16. Karen S. Lyness, Janet C. Gornick, Pamela Stone and Angela R. Grotto, “It’s All about Control: Worker Control over Schedule and Hours in Cross-National Context”, American Sociological Review , Vol. 77, No. 6 (December 2012), pp. 1023-1049.
  17. Rudolf Meidner, Ekonomisk debatt, I/1976. Carole Pateman, Participation and Democratic Theory. Cambridge: Cambridge University Press, 1970.
  18. J.L. Pierce, S.A. Rubenfield et S. Morgan, « Employee ownership: A conceptual model of process and effects », Academy of Management Review, 16, 1991, p.121-144.
  19. Pejovich, Svetozar, “The Capitalist Corporation and the Socialist Firm: A Study of Comparative Efficiency”, Economics & Social Institutions: Insights from the Conferences on Analysis & Ideology, K. Brunner, Boston: Nijhoff, [1976] 1979.
  20. John Roemer, “Would Economic Democracy Decrease the Amount of Public Bads?”, The Scandinavian Journal of Economics, Vol. 95, No. 2, 1993, p.227-238.
  21. Donald Wittman, “Why Democracies Produce Efficient Results”, Journal of Political Economy, vol. 97, n°6, déc. 1989, p. 1395-1424

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

*