Quand l’Islande donne des leçons de démocratie et d’économie à l’Union européenne

Alors que Chypre est aujourd’hui soumise, avec l’accord de la Commission et des pays membre de l’UE, au diktat de la BCE, le processus enclenché en Islande depuis 2008 mérite d’être rappelé.

En effet, comme Chypre aujourd’hui, ce pays a dû faire face à l’écroulement de son secteur bancaire, lequel représentait également plus de 8 fois son PIB. Toutefois, l’Islande s’est non seulement illustrée par son refus des potions austéritaires imposées à la même époque aux peuples grecs, irlandais et portugais mais elle a de plus enclenché, sous la pression populaire, un processus de révision constitutionnelle qui contraste singulièrement avec une UE au sein de laquelle deux institutions non démocratiques, la Commission et la BCE, imposent avec l’appui du FMI, des politiques mortifères qui plongent les peuples dans une austérité sans fin.

I. La crise islandaise fut précédée par une dérégulation du secteur bancaire conduisant à une hypertrophie du secteur financier dans l’économie du pays

a. La dérégulation financière mise au service d’une oligarchie politique et économique, avec la bénédiction du FMI et des agences de notation, a permis le développement d’un secteur bancaire représentant plus de 8 fois le PIB national

Pays de 320 000 habitants dont l’économie reposait initialement sur la pêche, l’Islande s’est dotée à partir des années 1990 d’un secteur financier de plus en plus important avec l’apparition dans les années 2000 de trois banques, Kaupthing, Glitnir et Landsbanki multipliant les investissement à travers le monde au point de détenir en 2008 un volume d’actifs égal à 10 fois le PIB du pays.

Une telle situation a été rendue possible, comme aux Etats-Unis et au sein de l’UE, grâce au processus de dérégulation financière promu à partir des années 80 par une oligarchie, composée à l’image de celle des autres pays de l’OCDE, de dirigeants politiques et économiques ainsi que de directeurs des institutions financières qui appartiennent depuis leur jeunesse aux mêmes cercles. David Odsson constitue l’exemple le plus emblématique, celui-ci étant élu maire de Reyljavik en 1982, avant de prendre la direction du Parti de l’indépendance (PI, droite) qui dirige le pays depuis les années 1930 puis de devenir premier ministre de 1991 à 2004, date à laquelle il deviendra gouverneur de la banque centrale d’Islande (BCI).

Durant toutes ces années, les doutes et les avertissements à l’égard de cette financiarisation ne seront jamais entendus, les agences de notation[1], et les « experts » jugeant même la situation saine et le secteur bancaire solide[2].

 b. La faillite de Lehman Brothers a subitement fait exploser cette économie artificielle, l’Islande étant alors menacée de devoir se soumettre aux injonctions du FMI pour mieux préserver les intérêts du monde de la finance

La faillite de Lehman Brothers, le 15 septembre 2008 et le gel des prêts interbancaires qu’elle entraîne précipitent alors la chute des trois banques islandaises qui se retrouvent rapidement à court de liquidités, les réserves de la BCI étant trop limitées pour que celle-ci puisse jouer le rôle de prêteur en dernier ressort.

L’Etat islandais franchit alors une première ligne rouge en décidant de garantir que les dépôts des ressortissants islandais (de façon illimitée alors que la fixation d’un seuil n’aurait pénalisé que les plus riches qui grâce à cette décision voient leur patrimoine protégé par la collectivité) et non ceux des épargnants étrangers tandis que le contrôle des flux de capitaux est instauré dans la nuit du 6 au 7 octobre. Enfin le 10 octobre, les trois principales banques sont nationalisées. Parallèlement, le gouvernement sollicite l’aide du FMI.

Cependant, la non garantie des dépôts étrangers se heurte à l’opposition du FMI et de l’UE, plus particulièrement du Royaume-Uni et des Pays-Bas. En effet, pour connaître un tel développement les banques islandaises n’ont pu s’appuyer sur le seul micro marché islandais. Elles ont donc créé des entités spécialisées dans la finance en ligne, dont la fameuse Icesave installée au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, qui offraient des taux mirobolants[3]. Face à la décision du gouvernement islandais, le Royaume-Uni gèle les avoirs  des banques islandaises en s’appuyant sur une loi antiterroriste. Dans le même temps les gouvernements britanniques et néerlandais indemnisent directement leurs ressortissants et font pression avec l’UE au sein du FMI pour conditionner le déblocage des tranches du prêt demandé par l’Islande au remboursement de cette indemnisation. De plus, l’UE sous entend alors que le non remboursement pourrait être préjudiciable lors des négociations d’adhésion à l’UE.

II. La mobilisation populaire a permis de faire primer l’intérêt de la population sur ceux de la finance, l’Islande refusant, malgré les pressions (FMI et UE notamment) les potions austéritaires imposées au même moment en Grèce, en Irlande, au Portugal et en Espagne

  1. a. Face à la mobilisation populaire, le Président islandais s’est résolu, contre l’avis du gouvernement et du Parlement islandais, du FMI et de l’UE, à consulter le peuple

La pression exercée par le FMI et l’UE conduit le Parlement islandais à voter le remboursement de 3,7 Md€ (soit 50% du PIB islandais) sur 8 ans à un taux de 5,5% au Royaume-Uni et aux Pays-Bas. Mais le Président islandais, tenant compte de la mobilisation populaire qui ne cesse de croître et du scandale provoqué par un tel accord soumet celui-ci à un référendum en mars 2010 dont le résultat est sans appel : le non l’emporte avec 93% des suffrages. Un deuxième accord est négocié (diminution de 1Md€ du montant de remboursement, étalement du remboursement sur 30 ans et abaissement du taux à 3%) à nouveau rejeté avec 60% de non en avril 2011 malgré les pressions de la finance, l’agence Moody’s n’hésitant pas à brandir la menace d’une dégradation de la note islandaise en cas de victoire du non[4].

 b. Non socialisation des pertes, contrôle des changes, dévaluation de la monnaie, et étalement dans le temps du plan du FMI, l’Islande a finalement refusé d’enclencher la vis sans fin de l’austérité appliquée au même moment au sein de l’UE

Le plus frappant dans l’exemple islandais réside dans le fait que ce pays a mis en œuvre des mesures qui constituent le plus souvent l’antithèse des traitements de choc imposés au même moment par la troïka (BCE, Commission, FMI) en Grèce, en Irlande et au Portugal.

Ainsi, l’Islande a tout d’abord refusé la socialisation intégrale des pertes de ses banques contrairement à ce qui a été pratiqué dans les pays de l’UE où les gouvernements se sont empressés de mettre en place des plans d’aide au secteur bancaire avec le support de la BCE. Mieux, il a été recouru à la nationalisation partielle des trois principales banques du pays (les créanciers avaient alors le choix entre prendre des parts dans les nouvelles banques ou bien recevoir des titres de dettes) alors que dans le même temps, en France, l’Etat renflouait ses banques tout en renonçant à en prendre le contrôle

Ensuite, l’Islande s’est donné du temps pour rembourser ses créanciers et appliquer le plan du FMI, refusant le démantèlement de ses services publics et de son système de protection sociale (l’Islande a refusé de puiser dans le fonds de retraite et a même étendu temporairement la durée d’indemnisation des chômeurs au grand désespoir de l’OCDE[5]), mesures procycliques qui ne font qu’enfoncer un peu plus la vis sans fin de l’austérité avec des résultats sociaux et économiques désastreux que l’on constate aujourd’hui au sein de l’UE.

A cet égard, il est intéressant de comparer l’évolution de certains indicateurs en Islande, en Grèce, en Irlande et au Portugal. En effet, bien que le PIB soit un indicateur éminemment discutable, on constate par exemple que l’Islande connaît une reprise économique supérieure aux pays de l’UE qui s’enfoncent dans la récession, alors que c’est elle qui a subi le plus violemment la crise de 2008.

Taux de croissance du PIB

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Grèce

2,28

5,543

2,996

-0,157

-3,25

-3,517

-6,906

-6,4

Islande

7,23

4,709

5,985

1,27

-6,807

-4,024

3,051

1,6

Irlande

5,876

5,404

5,445

-2,109

-5,456

-0,766

1,431

0,9

Portugal

0,775

1,448

2,365

-0,009

-2,908

1,401

-1,669

-3,2

source: FMI/Eurostat/Iceland stat

Concernant l’évolution du taux de chômage, la situation est encore plus édifiante. En effet alors que parmi ces 4 pays, l’Islande voit son taux de chômage augmenter le plus fortement (celui-ci passant de 1,6% à 8% entre 2008 et 2009), elle est la seule à parvenir à le faire baisser tandis qu’en Grèce, en Irlande et au Portugal celui-ci poursuit sa progression, atteignant des niveaux dramatiques.

Evolution du taux de chômage

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Grèce

9,891

8,891

8,29

7,676

9,38

12,452

17,326

26,4

Islande

2,06

1,285

1,014

1,648

8,015

8,132

7,427

5,1

Irlande

4,37

4,444

4,558

6,305

11,825

13,632

14,391

14,7

Portugal

7,616

7,657

7,985

7,592

9,469

10,797

12,739

17,3

source: FMI/Eurostat/Iceland stat

Contrairement aux pays de l’UE pour lesquels tout plan d’aide était conditionné à la signature d’un mémorandum prévoyant le remboursement le plus rapide des créanciers privés, quitte à démanteler des pans entiers des services publics et à prononcer de nombreuses faillites d’entreprises, l’Islande a décidé d’effacer une partie de la dette des ménages tandis que la partie de la dette des PME dont le remboursement menaçait leur survie a été supprimée. Ces mesures ont permis de limiter l’endettement tandis que les pays de l’UE doivent aujourd’hui rembourser à des taux usuraires une dette en grande partie illégitime.

Endettement public (% du PIB)

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Grèce

101,21

107,33

107,448

112,622

128,952

144,55

165,412

170,731

Islande

9,451

7,806

10,801

41,775

55,785

62,837

65,876

65,747

Irlande

15,844

12,129

11,13

24,589

42,02

74,697

94,9

103,04

Portugal

57,751

58,558

63,658

67,377

79,025

88,892

97,327

113,156

source: FMI/Eurostat/Iceland stat

Concernant le plan d’aide du FMI, l’Islande est parvenue à infléchir quelque peu le plan d’ajustement structurel proposé par cette institution, en instaurant par exemple un impôt sur le revenu progressif à la place de la flat tax qui existait auparavant et en obtenant une application plus tardive des mesures d’austérité, ce qui fera écrire au FMI[6] « Lors de l’élaboration du programme d’appui à l’Islande, les services du FMI ont dû recourir à des instruments qui ne font pas partie de notre arsenal habituel. Cet ensemble éclectique de mesures a été efficace dans le cas de l’Islande ».

Enfin, l’Islande a su adapter sa politique monétaire au contexte auquel elle faisait face, dévaluant sa monnaie de plus de 50% (ce qui a permis de faire chuter la dette publique mais qui a aussi précipité de nombreux ménages ayant contracté des prêts indexés sur les monnaies étrangères dans le surendettement) et rétablissant le contrôle des flux monétaires pour éviter la fameuse « pression des marchés », mesures dont ne peuvent pas bénéficier les pays de l’UE, lesquels subissent de plus la politique de l’euro fort imposée par l’Allemagne.

c. Ce saisissement du peuple a de plus abouti au lancement d’un processus de révision constitutionnelle et à une tentative d’identifier et de juger les coupables de la crise

Toutes ces mesures n’auraient pu être mises en œuvre sans une mobilisation populaire qui a limité l’action d’une oligarchie trop pressée de céder aux injonctions extérieures présentées à dessein comme sans alternative. Or il existe une alternative, c’est celle de respecter la souveraineté populaire. La population a en effet exigé que les coupables de la crise soient jugés et que le système institutionnel soit réformé.

Concernant l’identification et la poursuite des coupables, car la finance possède bien un visage et une adresse, un procureur spécial a été nommé en février 2009. Si plusieurs membres de la direction des trois principales banques islandaises ont été inculpés seuls deux banquiers ont été condamnés à des peines de prison tandis que dans le même temps, au sein de la classe politique, seul l’ancien premier ministre Geir Haarde a été inquiété et a été jugé coupable d’un délit mineur sans qu’aucune sanction ne soit prononcée contre lui.

Concernant la réforme institutionnelle, un processus de révision constitutionnelle a été enclenché en novembre 2010 avec la convocation du Forum national, instance composée de 1000 citoyens tirés au sort et chargés d’identifier les valeurs que devra défendre la future constitution. Le 27 novembre 2010, malgré une campagne de dénigrement du processus orchestrée par la droite et les médias, une assemblée constituante est élue composée de citoyens qui ne sont ni parlementaires ni ministres. Malheureusement cette élection est invalidée par la Cour suprême à l’aide d’arguments relativement spécieux. Cette assemblée est néanmoins requalifiée en simple Conseil consultatif et s’atèle dès lors à l’élaboration d’un projet de texte en s’appuyant sur les nombreuses contributions des citoyens pour finalement soumettre au Parlement un texte finalisé en juillet 2011. A l’automne 2012 les islandais se sont prononcés par référendum à 67% en faveur de ce texte mais ce résultat ne s’impose par au Parlement. Or ce dernier, déjà peu enthousiaste, pourrait même bloquer la révision constitutionnelle en cas de victoire de la droite aux législatives d’avril 2013.

III. Si ces mesures ne sont que temporaires et ne s’inscrivent nullement dans le cadre d’une remise en cause du libéralisme économique, l’expérience islandaise prouve qu’il existe une alternative à l’austérité appliquée au sein de l’UE

Ces mesures souffrent malheureusement de leur caractère temporaire et partiel tandis que la révision constitutionnelle doit faire face à l’opposition de la droite et du secteur économique

L’ensemble de ces mesures a été mis en œuvre sous la pression populaire par un gouvernement social démocrate. C’est pourquoi elles présentent un caractère inabouti dont il convient d’être conscient (les nationalisations des banques n’ont été que temporaires, le plan d’ajustement du FMI a été respecté, les ménages très endettés ont été durement touchés par la récession économique, les coupables n’ont pour l’instant été que peu inquiétés et la révision constitutionnelle est suspendue au bon vouloir du Parlement).

Toutefois, cette expérience islandaise montre que des mesures alternatives aux mesures austéritaires peuvent être mises en œuvre. Surtout, elle met en lumière le manque de démocratie qui caractérise l’UE ainsi que le caractère criminel des dispositions imposées par la troïka avec la complicité de gouvernements, dont le gouvernement français, soumis aux intérêts financiers et qui ont fait du libéralisme économique leur doctrine.

Sources :

http://www.monde-diplomatique.fr/2011/05/SIGURGEIRSDOTTIR/20447#nb4

Comment l’Islande a vaincu la crise, Pascal Riché, Versilio, 2013

OCDE

Banque Mondiale


[1] A l’exception de Fitch qui place la note islandaise sous perspective négative en 2006

[2] Ainsi en 2006, le gouvernement islandais commande à de éminents économistes, dont Frederic Mishkin, professeur d’économie à Columbia et ancien membre du conseil des gouverneurs de la FED de 2006 à 2008, un rapport intitulé « La stabilité financière en Islande ». De même en 2007, Arthur Laffer, dont les travaux ont popularisé le « trop d’impôt tue l’impôt », indique que « l’Islande devrait être un modèle pour le monde entier ».

[3] Ces banques pouvaient proposer des taux d’intérêts mirobolants du fait des risques supérieurs qu’elles pouvaient prendre par rapport aux banques de l’UE soumise à une législation certes laxiste mais moins que celle en vigueur en Islande.

[4] Iceland: Outcome of Referendum on Icesave Likely to Impact Sovereign Ratings, http://www.moodys.com/credit-ratings/Iceland-Government-of-credit-rating-392575

[5] Dès 2011, l’OCDE recommande de revenir sur cette mesure, http://www.oecd.org/fr/islande/etudeeconomiquedelislande2011.htm

[6] http://www.imf.org/external/french/np/blog/2011/102611f.htm

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