Florilège radiophonique : pèlerinage d’économie publique pour une éventuelle restructuration du secteur des ondes radio.

Radio France en Grève Lors de son entretien avec Patrick Cohen lors de la Matinale de France Inter du lundi de Pâques 2015, la Ministre de la Culture et de l’Education, Madame Fleur Pellerin nous a offert par son recours à un vocabulaire châtié (maintien ou stabilisation des ressources, frais de fonctionnement augmentant plus vite que les ressources, spécificité etc.) l’occasion de revenir sur les caractéristiques de l’économie radiophonique dont Radio France n’est que le pan public.

Derrière le maintien et la stabilisation des ressources de Radio France

Concernant le maintien des ressources, il faut bien entendre la stabilisation des moyens financiers pour Radio France et non pas le maintien des ressources humaines. C’est non seulement ambigu, mais sûrement problématique pour au moins deux raisons, et ce non pas que nous soyons attachés à l’emploi pour l’emploi. En effet, Radio France développe des projets multi-support, comme l’image filmée des matinales. Dès lors, cela représente plus de travail pour un nombre d’emplois équivalent temps plein (ETP) ou alors plus d’ETP ayant une moindre rémunération – via le recours à des contractuels par exemple. Certes, des gains de productivité doivent exister, mais il faut toujours garder à l’esprit que ces gains peuvent être obtenus en enrichissant le contenu des emplois proposés et les réaffectations peuvent se faire via un programme de formation interne.

Ce raisonnement ne tient pas compte d’une caractéristique structurante des secteurs dont la prise en charge est assumée par la puissance publique, notamment parce qu’une défaillance de marché est identifiée. En effet, dès 1967, William Baumol1 a mis au jour une loi qui prendra son nom – la « loi de Baumol » que parfois on résume par la « maladie des coûts » : les frais de fonctionnement imputés à la main d’œuvre, les salaires, augmentent plus vite que la richesse nationale, le PIB, non pas à cause d’une mauvaise gestion par la puissance publique mais par le simple fait que celle-ci investit des secteurs où les gains de productivité sont plus faibles, notamment les services (en effet, qui imputerait une augmentation du prix de la coupe de cheveux à la mauvaise gestion de l’ensemble des coiffeurs ou encore l’augmentation du prix des cours particuliers à la gabegie de ces enseignants ?). Comment l’expliquer ? Les gains de productivité étant plus élevés dans les autres secteurs, les salaires – supposés égaux à la productivité marginale des salariés – augmentent dans ce secteur et cette augmentation se transmet via le marché du travail : la puissance publique, comme les entreprises, doivent augmenter les salaires pour continuer à attirer de la main d’œuvre. Certes, des gains de productivité peuvent s’observer aussi dans les services (par exemple, les chaînes de coiffeur ou les entreprises de cours particuliers ou encore la télétransmission pour les démarches administratives), mais ils ne sont pas comparables à ce qu’on observe dans les secteurs manufacturiers ; certes, une décote de salaire est observée pour les travailleurs de ces secteurs, salariés ou fonctionnaires, du fait de conditions de travail préférables (intérêt de l’emploi, congés ou autres). Néanmoins, cette « loi de Baumol », nuancée, ne perd pas de son pouvoir d’explication empirique. Dès lors, une stabilisation des ressources revient à moyen terme à une diminution du nombre d’emplois.

Enfin, l’évaluation de la qualité des émissions diffusées et leur valorisation sont deux difficultés inhérentes à l’évaluation de la productivité dans le secteur public, comme le montre les lents progrès des travaux entrepris autour de Tony Atkinson et son fameux Atkinson’s Report de 2005. En effet, si l’auditeur écoute – sous l’hypothèse qu’il peut comparer avec les autres émissions diffusées sur le spectre – alors on peut conclure que pour cet auditeur l’émission est satisfaisante, mais seul le plancher peut être évalué (cette émission lui convient mieux que les autres émissions, ainsi que les autres activités possibles). En outre, étant donné que la population est toujours plus éduquée (on pourrait parler de capital humain), pour augmenter ce capital humain ou pour satisfaire ces auditeurs alors le service doit être de meilleur qualité. Ces estimations sont difficiles et ne peuvent ni ne doivent se résoudre à une simple étude des parts de marché, et ce d’autant plus que la demande peut être endogène (cf. infra).

 

La spécificité du service public radiophonique ou proposer ce que les antennes privées à but lucratif ne peuvent fournir

Un économiste public standard estime que la puissance peut intervenir lorsqu’on observe une défaillance de marché et doit le faire – d’un point de vue normatif – si son coût d’intervention est inférieur aux bénéfices induits selon le fameux « problème des coûts sociaux » (Coase, 1960). Dans le cas de Radio France, les radios privés à but lucratif ont rarement intérêt à développer des émissions originales (on mentionnera tout de même la radio libre introduite par Skyrock). En effet, leurs concepts originaux peuvent rapidement copier et le first-mover advantage est presque nul. C’est un cas typique en économie de l’innovation où les droits de propriété intellectuelle ne peuvent être définis précisément. Du fait des externalités positives induites par ces innovations, mais aussi du caractère intrinsèquement cumulatif des processus innovants, un secteur public radiophonique doit aussi jouer le rôle de recherche et développement fondamentaux trop peu souvent jouer par les entreprises privées2, et ce d’autant que le secteur associatif rencontre souvent des difficultés à se développer, faute de financement on peut supposer.

En outre, comme dans de nombreux champs, l’innovation et la production sont bien souvent concentrées sur un segment restreint de la population et dès lors nous pouvons observer un accès différencié à la parole dans l’espace médiatique. Ainsi, au « cens caché »3 de la participation, nous pouvons ajouter le cens caché de l’accès aux ondes ou d’une censure inconsciente. Dès lors, une mission du service public ne devrait-elle pas être de donner à entendre les inaudibles, au sens d’introuvables ailleurs sur les ondes, à savoir les classes populaires ? De donner la parole à ces citoyens trop souvent sans-voix ? C’est en tout cas le constat empirique fait par le collectif « De l’air à France Inter » qui note une forte sous-représentation des catégories populaires sur cette antenne phare du service public.

 

Faire le pari d’une demande endogène : être à l’écoute de tous les auditeurs mais aussi de les surprendre, plutôt que de se cantonner à du simple divertissement

Le simple constat qu’un type d’émission à une faible surface d’auditeurs n’est pas suffisant pour abandonner une émission avec pour argument que les coûts de production sont supérieurs aux bénéfices mesurés. Outre les arguments en termes d’innovation et de mesure de la satisfaction, la demande peut être endogène, c’est-à-dire au moins partiellement informée, modelée par l’offre. En effet, nous pouvons légitimement douter que la compétition pour conquérir de nouveaux auditeurs se limite à une simple « économie de la captation », comme avait pu le mettre au jour Pascale Trompette pour le marché des pompes funèbres4.

Face à cette demande façonnée en partie par les spécificités du service public radiophonique, nous pouvons observer les trois comportements mis en avant par Albert Hirschmann dans Exit, Voice and Loyalty, son grand ouvrage de 1970:

  • La loyauté (loyalty): les auditeurs continuent à écouter malgré des similitudes plus fortes avec d’autres antennes ; les auditeurs écoutent la playlist diffusée lors de la grève plutôt que d’écouter d’autres antennes ;
  • La fuite, l’abandon ou la sortie (exit): certains auditeurs arrêtent d’écouter les antennes publiques soit pour basculer sur des antennes privées lucratives, soit pour adopter des stations locales associatives, soit pour ne plus allumer leurs postes.
  • La revendication (voice) : des auditeurs s’organisent pour maintenir la spécificité du service public, comme par l’initiative « De l’air à France Inter » ou les soutiens symboliques et financiers aux grévistes.

 

Quelques suggestions en guise de conclusion.

C’est pourquoi l’économie radiophonique est un secteur particulier de notre économie et ses caractéristiques spécifiques doivent être prises en compte. Dès lors, à l’instar de ce qu’on a pu observer dans plusieurs pays d’Amérique latine où les médias étaient concentrées entre les mains des oligarchies locales – toutes ressemblances avec la situation française ne sont pas nécessairement fortuites – l’exploitation des ondes radiophoniques dans leur ensemble peut être restructurée en appliquant par exemple une règle simple des trois tiers : un tiers public, un tiers privé à but lucratif, un tiers associatif/citoyen/privé à but non lucratif – quitte à ciseler des structures de marché adéquates par la suite, mais l’analyse économique n’apporte pas nécessairement les réponses à l’heure actuelle. C’est un enjeu crucial comme le montre la Grèce de Syriza qui a pour projet d’enfin faire s’acquitter les stations de radio des  droits de fréquence.

Pour nous, c’est dans ce cadre général que doit être considérée la lutte actuelle qui oppose la direction de Radio France aux travailleurs grévistes. La restructuration de Radio France ne doit pas se faire uniquement dans un cadre d’austérité généralisée, mais doit se faire avec pour horizon l’intérêt général et pour ce faire une implication citoyenne – pourquoi pas un audit citoyen plutôt que de recourir à des cabinets de conseil privés – tout en respectant une certaine indépendance des journalistes, mais plus largement de l’ensemble des professionnels de Radio France, pour qu’ils puissent continuer à nous faire découvrir ce que nous ignorons encore. Ne lâchez rien – et cela ne s’adresse pas à vous M. Gallet.

Antoine H. Créon, Doctorant et enseignant en économie, membre de la commission économie du PG

  1. W. Baumol (1967) “Macroeconomics of Unbalanced Growth: The anatomy of urban crisis”, The American Economic Review
  2. Peut-être reviendrons-nous sur le mythe de la Silicon Valley comme eldorado de la main invisible des initiatives privées alors même que la puissance publique états-unienne y est très présente, et a permis l’amorçage de cette zone, un « accident historique » bien politique (cf. la conférence de Krugman pour le prix Nobel sur cette idée d’accident historique induisant des phénomènes de concentration des activités).
  3. Nous reprenons ici trop succinctement le concept de Daniel Gaxie (in Le Cens caché, 1979)
  4.  Pascale Trompette (2008) Le Marché des défunts, Presses de Sciences Politiques, Paris, 2008. Une telle économie de la captation a aussi lieu dans la concurrence à laquelle se livrent les banques pour les dépôts des particuliers. En effet, vous pouvez observer des offres très avantageuses en début de « carrière » de déposant, suivies de tarifs prohibitifs ou de pratiques condamnables sans grand mouvement de déposants – et ce alors mêmes que les démarches, les coûts de transaction – pour changer de banque ont été considérablement réduites par la gratuité de la fermeture des comptes courant et d’épargne en 2005 ainsi que depuis 2009 l’offre d’un service gratuit de mobilité bancaire offert par toutes les banques . On mentionnera en passant l’initiative « Change de banque » notamment portée par les Amis de la terre mettant l’accent sur les investissements à l’impact écologique très négatif, auxquels nous pourrions ajouter les pratiques d’évasion fiscale par exemple (cf. http://www.financeresponsable.org)

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

*