La Grande Régression
Le constat dressé par Jacques Généreux, économiste et Secrétaire national à l’économie du PG, dans son ouvrage La Grande Régression, est implacable : depuis le début des années 1980, le libéralisme s’étend à toutes les sphères de la société. Guillaume Etievant résume ici l'analyse de l'économiste.
La contradiction interne du capitalisme théorisée par Marx démolit, peu à peu, tous les acquis : la quête du profit impose l’ouverture infinie de nouveaux marchés concurrentiels et pour garder leur marge les capitalistes maintiennent les salaires le plus bas possible, ce qui diminue la demande globale. D’où les crises de surproduction, le chômage de masse, la précarité, la faillite des petites entreprises fragiles. Ces crises renforcent le capitalisme, le risque du chômage permettant de contenir les revendications des salariés et de maintenir l’oppression du patronat.
Les 30 glorieuses
Le capital profite de tout : de ses propres échecs, mais également des progrès de la modernité. Il en exploite les traits progressistes, la liberté individuelle, la démocratie, la science, quand ils servent ses intérêts. Et il arrive même à faire croire à nombre de nos contemporains qu’il en est à la source. Pourtant, comme le rappelle Jacques Généreux, nous n’avons pas attendu l’avènement du capitalisme pour aboutir à la science moderne et à la démocratie, et c’est contre le capital qu’il a fallu conquérir, grâce aux luttes et aux mouvements communistes et socialistes, les droits sociaux et la sécurité sociale. Nous ne devons rien au capital, à part le pire.
Ce jugement, nos grands-parents le partageaient. La génération de l’après-guerre avait eu le bon sens de s’éloigner de la toute puissance du marché, ayant compris après la crise économique des années 30 et la guerre mondiale qui suivit, qu’il n’y avait rien de bon à attendre du capital, et qu’il valait mieux s’en tenir sagement éloigné. Bien sûr, nous n’avons pas à être nostalgiques des trente glorieuses et à vouloir revenir à ce type de société. Les inégalités sociales étaient fortes et les libertés bâillonnées. Mais il y avait aussi une première mise au pas de la toute puissance du capital.
Un espoir anéanti
Ce premier espoir a été vite anéanti par les années 1980, à partir desquels le vieux discours libéral classique a été réactualisé sous le nom de « néolibéralisme » : l’individu serait un homo oeconomicus rationnel, la libre concurrence assurerait le meilleur usage des ressources, la totalité des problèmes sociaux viendrait en fait des limitations au libre marché, etc. Bref, la nouvelle doxa qui s’est imposée à nous grâce à la droite, mais aussi à la sociale démocratie, est en fait une simple restauration des injonctions refusées par nos grands parents après la guerre. Et les capitalistes osent nommer cela la modernité ! Comme l’observe Jacques Généreux, « ce que les néolibéraux appellent modernisation, c’est l’adaptation des peuples au mouvement naturel et irrépressible de l’histoire que constitueraient la guerre économique mondiale et la marchandisation des sociétés ».
La revanche des capitalistes
Le moins qu’on puisse dire, c’est que les capitalistes peuvent aujourd’hui savourer leur revanche. Les freins qu’ils ont subis pendant les trente glorieuses disparaissent peu à peu. Les travailleurs sont soumis à la pire flexibilité, la précarité se généralise, les bas salaires s’effondrent, la protection sociale est attaquée de toute part, la finance globale a été libéralisée. Le capitalisme a réussi à transférer sur les travailleurs la quasi totalité du stress et des risques liés à la concurrence. Et le souci moderne de l’écologie a été instrumentalisé comme nouvelle perspective de croissance du capital. Les capitalistes sont même parvenus à convaincre une partie des salariés qu’ils avaient intérêt à se faire écraser par les riches. Le nouveau discours économique martèle en effet que l’épargne des riches permet de financer l’investissement et la création d’emploi, que les inégalités dynamisent la société et qu’il faut attirer les investisseurs les plus fortunés sur notre territoire. Les faits prouvent pourtant constamment l’inverse : c’est le travail productif qui permet l’épargne et la richesse d’un pays, et c’est l’affectation d’une part du revenu national aux services collectifs qui engendre le progrès social.
Des raisons d’espérer
Malgré son titre, l’ouvrage de Jacques Généreux invite à l’optimisme. Le désastre actuel est un processus politique volontaire. Il n’est en aucun cas la conséquence d’une incapacité de l’État à répondre aux attentes des citoyens. Depuis trente ans, « l’État-nation n’a pas reculé, il a été privatisé ». La compétition mondiale généralisée a été orchestrée par les gouvernements pour briser les derniers barrages au capital. L’État n’est pas faible, il est simplement aux mains du patronat et mène une politique de classe. Il s’agit maintenant de le rendre au peuple, par la révolution citoyenne. Il faut inverser le processus en cours et adapter l’économie à l’intérêt général, pour bâtir ce que Jacques Généreux appelle la société de progrès humain, celle qui tisse des liens qui libèrent les individus de l’obsession de l’accumulation matérielle. Une société qui correspond à la nature humaine : les hommes et les femmes sont doués pour la coopération et la solidarité, contrairement à ce que prétend le dogme néolibéral. L’Homme est avant tout un être social et l’homo oeconomicus est une fiction.
Pour imposer sa vision de l’humanité, le capital a procédé à une déconstruction de la société, rompant avec les acquis de la tradition et de la modernité pour asservir les citoyens à l’horreur économique. Le XXème siècle nous a immunisé contre la tentation totalitaire, mais pas contre l’envers de la médaille : l’obsession libérale-libertaire qui confond liberté et affranchissement de toutes les attaches sociales et a créé ainsi ce que Jacques Généreux appelle la dissociété, atomisée en communautés dressées les unes contre les autres, niant l’intérêt général et servant ainsi le projet néolibéral.
Stopper la régression
Il s’agit maintenant de revenir au réel en faisant aboutir le génie prémonitoire de la Révolution française qui a voulu créer le cadre social permettant l’émancipation. C’est tout à fait possible, la contre-révolution n’a pas encore tout démoli, et nous pouvons stopper la régression par une arme simple : le bulletin de vote. Notre État social est encore puissant, notre niveau d’éducation élevé : les citoyens français sont encore capables de résister et de voter pour un programme authentiquement progressiste, qui confierait la gestion des entreprises en partie aux salariés, freinerait radicalement la spéculation financière, ferait disparaître la dictature des actionnaires et préserverait les services publics du marché et des intérêts particuliers. Nous n’avons pas le choix : il faut militer, écrire, agir pour atteindre le seuil suffisant de citoyens qui saisissent l’opportunité de provoquer une révolution pacifique. Quelques centaines de milliers de voix peuvent tout changer. A nous de les conquérir, pour que notre civilisation ne sombre pas dans le chaos.
Guillaume Etievant, Président de la Commission Economie du Parti de Gauche.
La grande régression, Jacques Généreux, éditions du Seuil
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